Remerciement à Florian Hohenberg pour la traduction du texte en anglais via le site Jewish Journal
par Jane Ulman
“Juste une minute” dit Rebecca, la réceptionniste du Laboratoire Rambouillet à Paris, à Simone Richlin (née Tolstonog), fillette de 5 ans et demi, et ses deux cousins, Serge, 12 ans, et Riton, 9 ans. Les enfants étaient venus rendre visite à leurs mères, qui travaillaient à l’usine de suppositoires; la mère de Simone, Sylvia, en tant que comptable, et la mère de ses cousins, Eveline, comme technicienne. D’habitude Rebecca faisait signe aux enfants d’entrer. Cette fois-ci cependant elle disparut à l’intérieur, et revint pour leur dire qu’elle allait les raccompagner à l’appartement de leurs grands-parents. « Chut, taisez-vous », les avertit-elle. Une fois dehors, Rebecca leur expliqua que la police française était dans le bureau de Sylvia et procédait à son arrestation ainsi qu’à celle d’Eveline. Simone paniqua. « Je savais que quelque chose de terrible était arrivé », se souvient-elle. C’était le 5 novembre 1942.
Simone est née le 18 avril 1937 à Paris de Sylvia et Émile Tolstonog. Émile était pilote de course automobile, il construisait et réparait aussi des voitures. Sylvia, comptable, fut l’une des premières françaises à obtenir un permis de conduire, ainsi que sa propre voiture.
Cette famille juive laïque vivait dans une seule pièce, mais Émile n’y était pas souvent, rentré du service militaire quand Simone avait un an, puis rappelé un an et demi plus tard sous les drapeaux. Sylvia travaillait à temps plein; Madame Beaudry, une femme plus âgée, s’occupait de Simone.
Le 14 juin 1940, les Allemands prirent Paris. En novembre, la famille apprit qu’Émile avait été fait prisonnier en Allemagne depuis juillet.
Lorsque Simone, 4 ans, commença l’école publique en octobre 1941, tous les élèves se virent distribués des masques à gaz, qu’ils étaient forcés de porter pendant les entraînements aux bombardements aériens. « C’était très effrayant », dit-elle, les long tubes du masque et le plastique collé à son visage.
Néanmoins à cette époque Simone continuait de faire du patin à glace, d’aller au cinéma et de rendre visite à ses grands-parents maternels, Saul et Gisèle Haimoff, qui vivaient à quelques pâtés de maisons. En fait, personne ne soupçonnait que Saul, qui était turc et portait un fez, était juif. « Nous menions une vie normale au milieu du chaos », dit Simone.
Et même après qu’on eut ordonné aux juifs de coudre une étoile jaune à leurs habits, le 29 mai 1942, Simone n’eut à la porter qu’un seul jour, Sylvia annonçant le lendemain « Nous ne porterons plus jamais ça. »
Peu après Sylvia tassa Eveline, ses grands-parents et ses trois cousins dans son auto Corre la Licorne et s’enfuit pour l’Espagne. Mais lorsque les gardes frontière espagnols virent les enfants qui, ayant contracté la varicelle trois jours plus tôt, étaient couverts de boutons, ils leur refusèrent le passage. Et la famille dut donc retourner à Paris. « Cette petite chose changea nos vies pour toujours », dit Simone.
Après l’arrestation de sa mère et de sa tante, au mois de novembre, Simone ne fréquenta plus l’école ni ne revint à l’appartement de Sylvia. Son grand-père avait appris qu’un employé du laboratoire avait dénoncé les femmes et craignait que les autorités ne viennent chercher les enfants.
Saul emmena Simone à la maison de Madame Beaudry à Villeparisis, en banlieue de Paris. Mais deux semaines plus tard, le fils de la nounou remarqua que la joue de Simone était rouge et gonflée, une réaction allergique à un aliment, et s’écria « qu’arrive-t-il à la petite juive? » Le weekend suivant Saul la ramena à Paris.
Saul emmena Simone à l’appartement parisien de son frère, où la femme du frère, craignant les poux, lui fit raser la tête et insista pour qu’elle mange à la cuisine avec la bonne. Elle retourna bientôt chez ses grands-parents.
Saul décida alors de cacher les enfants dans la cave, qui avait la taille d’un grand placard et contenait du charbon et du bois de chauffage. Chacun des 18 appartements de l’immeuble avait sa propre cave.
A partir de là — c’était en décembre 1942 — chaque matin à 5h30, Saul emmenait Simone et ses deux cousins au sous-sol, après leur avoir appris à marcher silencieusement sur chaque marche en bois depuis leur appartement du deuxième étage jusqu’à la cave, sans qu’aucune ne craque. Les enfants restaient là, sans nourriture ni eau et avec un sceau pour toilettes, jusqu’à une heure du matin, au retour de Saul, qui les raccompagnait alors en haut.
Gisèle les lavait et nourrissait alors, partageaient avec eux les nouvelles du jour, et les faisait se reposer sur leurs lits, tout habillés, jusqu’à 5 heures de matin, où il prenaient leur repas, avant de retourner à la cave.
Là, ne se distinguant les uns les autres que comme des formes grises dans l’obscurité, les enfants inventèrent des jeux silencieux. Ils inventèrent aussi des chiffres et des chansons qu’ils chantaient ensemble dans leurs têtes. Serge apprit à jouer de l’harmonica en silence; Riton dessinait dans l’obscurité; et Simone habillait et déshabillait sa poupée. « Nous avons surtout médité pendant deux ans », dit elle.
Ils étaient aussi effrayés, leurs oreilles reconnaissant vite les pas des autres locataires dans l’escalier. Et ils étaient infestés de poux et de vers transmis par la seule viande que Gisèle pouvait se procurer. Et ils avaient parfois froid à en pleurer.
Mais les grands-parents de Simone, qui allaient sur leurs 80 ans, restaient optimistes. Chaque matin, Gisèle lisait dans le marc de chicorée au fond de sa tasse vide. “ça va aller mieux,” disait-elle invariablement aux enfants, qui la croyaient.
Simone ne sait pas comment elle et ses cousins survécurent à ces années. Elle ne réalisa pas non plus avant longtemps combien ses grands-parents se sacrifièrent pour eux. « Je ne sais pas comment ces deux personnes eurent la force de vivre comme ça deux ans », dit elle.
Enfin, le 25 août 1944, Paris fut libéré. Simone et ses cousins se postèrent dans l’entrée de leur immeuble, regardant et saluant les soldats américains sur leurs chars, arrêtés dans la rue. « C’était un jour très excitant », se souvient Simone.
Saul encouragea les enfants à retrouver leurs habitudes d’avant-guerre, mais Simone et ses cousins continuaient à se sentir oppressés. « Nous étions trois enfants qui ne savions pas ce qu’était la vie normale », dit Simone.
Au printemps suivant, Simone alla vivre avec son père, qui était rentré. Mais, dit-elle, « Il me faisait peur. Sa guerre l’avait terriblement affecté. » Tous les deux jours à peu près, en rentrant de l’école elle le trouvait assis dans la baignoire avec le gaz allumé, essayant de se suicider. Un jour elle alla chercher son grand-père, qui la ramena à son appartement.
A la fin de l’été 1945, une sorte d’étrangère, bouffie, échevelée, sonna à la porte. « Tu ne me reconnais pas? Je suis Sylvia », dit sa mère. Elle avait survécu à plusieurs camps de concentration français ainsi qu’à Bergen-Belsen. Ils apprirent qu’Eveline avait été gazée à Sobibor.
Sylvia déménagea dans l’appartement de ses grands-parents, et au bout de trois mois trouva du travail comme comptable. Émile, toutefois, ne se remit jamais de la guerre, et ils divorcèrent en 1949.
A l’automne 1949, dans le bus pour le Lycée Jules Ferry, Simone, maintenant âgée de 12 ans, rencontra deux camarades de classe qui vivaient non loin et étaient aussi juifs. Les filles devinrent très amies, et créèrent leur propre groupe de soutien. « Je suis en vie grâce à elles », dit Simone. Jusqu’à aujourd’hui, ces trois-là sont restées proches.
A 13 ans et demi, Simone voulut aller à l’école aux États-Unis. Elle contacta une tante, une sœur de Sylvia, et organisa son voyage jusqu’à Los Angeles, où elle arriva en avril 1951.
Simone emménagea avec sa tante et son oncle, apprenant l’anglais sur le tas tout en servant de bonne à sa tante. A l’automne, elle intégra le lycée de North Hollywood.
En 1952, la mère de Simone émigra aussi à Los Angeles, avec son nouveau mari.
Diplômée du lycée en juin 1954, Simone s’inscrivit à l’Université d’État de Los Angeles (maintenant appelée Cal State Los Angeles), où elle étudia les langues. Mais elle la quitta au bout de deux ans pour saisir diverses opportunités professionnelles.
En mai 1958, Simone rencontra Jay Richlin, un ophtalmologue. Ils se marièrent le 24 août 1958 et eurent trois enfants: Stewart, né en novembre 1960; Spencer, né en avril 1964; et Sidney, né en juillet 1965. Jay mourut soudainement en avril 2012.
Au cours des années, Simone a tenu une boutique d’artisanat, The Yarn Merchant; une boutique d’ameublement, Trio Imports; une entreprise de production vidéo, Richlin Productions; et une entreprise de textile, L&P Designs. Elle travaille actuellement à la liquidation du cabinet de Jay.
Aujourd’hui âgée de 78 ans et grand-mère de quatre enfants, Simone a accepté de parler au Journal juif et de partager son histoire publiquement pour seulement la troisième fois, afin d’attirer l’attention sur les difficultés des enfants survivants.
« Les enfants doivent être pris en compte », dit elle. « Vous n’échappez pas à la Shoah. Il suffit de peu – un mot, un bruit, un mouvement, une odeur – pour vous y ramener. »